Un secret de famille

Mon grand-père venait de la montagne ardéchoise. C’est ainsi que je le vois, c’est ainsi que je me le raconte. Bien sûr, son histoire, celle que je vais raconter ici, n’est pas forcément celle des autres. Ni la sienne. C’est une famille de silences, de secrets, et chacun en porte sa part. Voilà la mienne.

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Georges, instituteur de village, photographe, roulant à moto sur des routes désertes. Marié en 1927, son épouse meurt quelques mois plus tard. Le médecin arrivera trop tard. Mais chut, on ne le saura que dans les années quatre-vingts, en marge d’un extrait d’état-civil. Paule, une femme sans visage, un souvenir oublié. Au détour d’une conversation, je saurai par ma grand-mère que son portrait est resté longtemps sur la table de chevet de leur lit. Mes grands-parents s’étaient mariés en 1929, quelques mois après ce premier décès. Elle en a souffert, de ce portrait, ma grand-mère Yvonne, de ce souvenir tragique entre elle et lui. Jusqu’à ce qu’il disparaisse un jour. Un jour où Georges a failli perdre sa seconde épouse. Le jour où il a choisi la vie.

1929. Ils quittent l’Ardèche pour le Maroc. Fuient-ils les souvenirs mauvais, partent-ils à la découverte du monde ? Marrakech d’abord. On envoie des photos à la famille, on montre cette nouvelle vie. Les amis, l’école, la ville, la maison, l’intérieur de la maison. Sur une de ces images, un lit, une table de chevet, sur celle-ci est posé un cadre. Une silhouette parait, une femme assise sur un muret. Peut-être l’image de cette Paule perdue. Sa seule trace, avec quelques vieux livres où une plume mystérieuse avait écrit son nom.

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Ma mère va naître à Marrakech, début de mes petits soucis de français de seconde zone. Je lui dois des heures d’attente dans les couloirs de commissariats, de préfectures, de tribunaux, à répondre à des questions stupides. Mes grands-parents n’y resteront pas, retrouvant très vite les montagnes, celles de l’Atlas, à Ifrane…

Là-bas, à Ifrane, la famille s’agrandit, trois filles. La vie y est douce, sportive, insouciante. Randonnées, piscine, tennis, promenades à vélo l’été, ski l’hiver, sorties avec les amis… Une vie d’expatriés, européenne, le Maroc et ses habitants en simple arrière-plan. 

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Sur certaines photos, un visage raturé, caché, aboli à coup de stylo rageur. Visage de femme, toujours la même. Je me souviens d’un mot de ma mère, à propos d’une amie de Georges. Était-ce elle, celle que ma grand-mère n’aimait pas voir près de son mari. Je la vois, Yvonne, jalouse, parcourant les images de son passé, effaçant d’un geste sec les traits de celle qui avait troublé sa vie. Et puis elle souriait, une pensée revancharde la traversait. « Qu’elle aille se faire foutre ! »… Son expression favorite.

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L’été, il y a la traversée pour la France, le retour vers la famille. L’été 1938 est particulier, pour moi. Il y a des photos de vacances dans un paysage qui m’est familier. La Côte d’Azur, Cavalaire, les plages de mon enfance apparaissent. Et deux familles réunies, heureuses, le frère et la soeur réunis. Ils ne savent pas qu’ils ne se verront plus. La guerre reviendra quelques mois plus tard, la même qui avait emporté leur père, un jour de septembre 1914 emportera le frère, quelque part dans la Somme. Parmi les photos, il y a la lettre porteuse de la nouvelle. Lettre qui fait écho à d’autres. L’encre y est tachée de larmes.

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Au Maroc, ils sont descendus de la montagne, en garnison dans le désert aujourd’hui algérien, Béchar. Mais la guerre est toujours là, bruyante. Mon grand-père rejoint la 2ème DB, débarque en Normandie, participe à la libération de Paris, de Strasbourg, et à la campagne d’Allemagne, jusqu’à Berchtesgaden, le nid d’aigle d’Hitler. Il refusera toujours d’en parler à ses petits enfants. Sa seule réponse à nos questions, la guerre, ça n’est pas beau à voir, les gens y sont laids, et l’odeur, surtout l’odeur, ça ne l’oublie pas.

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Pendant la durée de la guerre, la famille s’installe à Safi, au bord de l’océan. Finies les montagnes, fini le désert. C’est un nouveau décor où naîtra mon oncle Jean-François, au moment où son père se prépare à débarquer en Normandie. Á son retour commence alors ce qui ressemble à une longue période de tranquillité. Mon grand-père devient une sorte de notable local. Le temps se partage entre le travail pour lui, le jardin pour ma grand-mère, et puis des voyages en voiture, au Maroc, en Espagne, en France. Les jeunes filles qui grandissent, sans doute avec les mêmes rêves que toutes les jeunes filles. Mon père va entrer dans ce paysage, épousera l’ainée des deux filles, et moi, je suivrai très vite.

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Des deux filles, parce que, ces albums de famille le disent bien, la troisième, la blonde souriante des photos a disparu, emportée par la maladie, à 13 ans. Il y a un vide, un an de silence et puis la vie semble reprendre. Mais une liasse de portraits, retirages, colorisés pour certain, du même sourire timide. Et ces lettres, toujours les mêmes larmes…

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Tout cela, je n’en sais que des bribes. Pudeur familiale, douleur contenue, personne ne me l’a jamais vraiment raconté. Une phrase entendue quelquefois, c’est tout. Il faut l’écrire pour voir s’enfiler comme des perles cette succession de malheurs, de pertes. La suite de mon histoire est à l’image de son début. Mes grand parents vont quitter le Maroc, pour la côte d’Azur, Hyères, puis Cavalière. Sans doute pour se rapprocher de cette période heureuse où la famille était réunie.

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Jamais je n’ai entendu parlé de religion, dans la famille. Trop de malheurs pour accepter l’idée même de Dieu… Ni mon grand-père ni ma grand-mère ne sont plus de ce monde, et j’imagine que ces voyages, ceux qu’il faisait en voiture les dernières années, en Ardèche, au Maroc, le renvoyaient à son passé, à ces souvenirs perdus, ces personnes que je n’ai jamais connues.

Texte écrit il y a quelques années

2 réflexions au sujet de « Un secret de famille »

  1. Bien que j ai du mal à comprendre l auteur de ce texte je pense que c est toi Michel
    Il ya comme volontairement un mélange des temps et des moments..inconscient peut être me semble t il
    Cette histoire familiale m était raconté par maman et ton grand père était un héros de la guerre et un grand monsieur directeur du lycée de safi dans mes souvenirs..

    1. C’est moi qui ai écrit ce texte, il y a une bonne quinzaine d’années. Il est sans doute confus parce que l’histoire était encore confuse, pour moi, à l’époque.Les changements de temps sont volontaires. Mon grand-père était un personnage complexe, je l’ai découvert dans ses lettres que j’ai publiées. Pas un va-t-en-guerre, mais quelqu’un qui a fait son devoir, pendant cette guerre qu’il a commencée sous-lieutenant, et qu’il a finie chef de bataillon. Et directeur, oui. Ta mère t’a bien résumé le bonhomme.

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