Décès d’Émile Lacroix

Lundi 11 novembre 1918, Privas. Les cloches sonnent pour l’armistice , tout le monde se réjouit et se rassemble. Ma grand-mère pleure. Elle sait que son père ne reviendra plus de la guerre. Mobilisé le quatre août 1914, parti pour la guerre le 7 septembre, il est porté disparu quelques jours plus tard. Et déclaré mort en 1918, mort pour rien, sans même savoir pourquoi. Il n’avait rien demandé à personne.

Ce que furent les dernières semaines d’Émile Lacroix en août et septembre 1914, je les ai reconstituées à partir des lettres que Marius Coutas écrivait à sa femme Daria, la sœur d’Émile. Celles-ci sont d’autant plus émouvantes qu’on peut y deviner les interrogations de la famille restée en Ardèche. Les lettres se veulent rassurantes jusqu’à la mi-septembre puis se teintent de plus en plus de désespoir.

Ce ne sont que des extraits, car elles sont souvent longues, difficilement lisibles, ou bien courtes, cartes postales militaires, ou encore écrites en urgence sur des bouts de papier. J’y ai ajouté les deux lettres qui concluent la vie de Marius Coutas, tué lui aussi fin novembre 1914. 

Marius Coutas est debout à gauche sur cette photo prise à Villefranche, peut-être Émile Lacroix s’y trouve-t-il aussi.

Mon arrière grand-père est mort à trente-et-un ans au bois de Cheppy. Dans la presse d’alors, on a conspué la lâcheté de l’armée de Provence, qui a cédé devant l’armée allemande. Dans les livres d’histoire, la Grande Guerre ne commence officiellement qu’à partir de la bataille de la Marne. 

Voilà donc une transcription rapide de ces lettres de Marius à sa femme…

5 août 1914 «Nous avons dormi en ville, sur le glacis, autour de la caserne. Les chefs sont sympas.»

6 août «Nous sommes à Villefranche, il y a là 10000 hommes, d’où des problèmes de nourriture, les repas ne sont pas servis à l’heure. J’ai vu Émile, il est dans la même compagnie que moi. Mallet nous a trouvé un lit pour la nuit.»

9 août «Nous ne faisons rien que dormir et manger. On nous a habillés d’une tenue de toile, pas d’équipement ni de fusil. Après cinq heures, nous sortons en ville avec Emile et Blachin, pour acheter un litre pour le dîner et un litre pour le souper.»

10 août «Aujourd’hui, sortie à la campagne et aux bains de mer avec la compagnie prévue par le lieutenant.»

14 août «Nous portons toujours une tenue de toile et nous n’avons toujours rien fait. Le 64è bataillon est tout équipé, il fait des marches quotidiennes. Emile a reçu une lettre de sa femme. C’est bientôt le moment du battage des blés, il faudra le faire faire par un tiers. Nous sortons tous les soirs en ville.»

16 août «Dimanche matin, sortie à Nice, promenade en tramway. La ville est triste à voir, il n’y a que des militaires, les magasins sont fermés. Emile a rencontré le fils Cheyre.»

18 août «Nous touchons notre fusil aujourd’hui, mais nous sommes toujours mal équipés.»

20 août «Le métier rentre, nous faisons maintenant de l’exercice journellement et quelques marches : ce matin départ à 4h00, retour à 9h00, marche facile, sans sac ni fusil (sauf ceux qui l’ont reçu). Le temps est affreux, il tombe une pluie battante. Il a fallu se changer au retour. Tous les jours, des femmes se présentent à la caserne pour voir leur mari qui a alors droit à une permission. Dommage que l’Ardèche soit si loin pour toi.»

29 août «Le travail commence à changer, marche quotidienne et exercice le soir. Vous avez le bonjour d’Émile.»

30 août «Nous avons été équipé hier de fond en comble, 150 personnes soit la compagnie entière.»

1 septembre «Nous sommes prêts à partir. il me reste encore 60 cts. Nous ferons notre devoir. Je serai nommé sergent ce soir.»

4 septembre «J’ai reçu ton mandat, tes lettres. Nous partons sous peu, seulement 100 hommes.»

5 septembre «Le départ est prévu ce soir ? Nous embarquons à Nice puis Montélimar et Meysse peut-être se verra-t-on à la gare ?»

7 septembre message écrit d’Avignon (sans doute jetée avec ses chaussures de civil à la gare de Meysse) « Arrivée à 3h00 départ prévu à 7h00 Emile est avec moi »

13 sept. «Je suis en bonne santé, j’ai vu les méfaits de la guerre. »

18 sept. «Nous ne recevons aucune nouvelle.»

19 sept. «Je suis en bonne santé mais le temps est toujours affreux.»

23 septembre décès d’Emile Lacroix au bois de Cheppy

26 sept. « Toujours en bonne santé reçu des lettres. »

29 sept. «Non, je n’ai pas de nouvelle d’Emile. Nous sommes au repos depuis 3 ou 4 jours nous avons combattu assez longtemps avant. Puisse cette guerre se terminer au plus tôt.»

2 octobre «Je n’ai plus revu Emile : nous ne sommes plus dans le même bataillon. Il commence à ne pas faire bien chaud. Nous sommes toujours couchés dans les bois. Envoie-moi des chaussettes en laine et du papier à cigarette.»

4 octobre «Je n’ai pas besoin d’argent, il n’y a rien : partout où on passe, tout est brûlé. Je suis en bonne santé. Envoie-moi des chaussettes en laine et un pull marin, il commence à ne pas faire chaud. J’ai appris aujourd’hui par des camarades d’Emile qu’il a été grièvement blessé, peut-être Berthe a-t-elle été avertie…»

7 octobre «On est dans des tranchées, à 500m de l’ennemi. On entend des balles siffler au dessus, mais on commence à y être habitué. Il me faut des chaussettes, un caleçon, des gants. Nous n’avons pas chaud, surtout pour coucher au dehors. Fais-moi aussi parvenir des tablettes de chocolat, de l’alcool de menthe et du tabac, du papier à cigarette et des allumettes. J’ai eu des nouvelles d’Emile par ses camarades mais ils ne savent pas où il est passé.»

10 octobre «Il fait froid, envoie moi un cache nez et à manger. Je n’ai toujours aucune nouvelle d’Emile.»

15 octobre «Nous sommes au repos depuis deux jours. Le temps est superbe depuis quelques jours, mais il se remet à la pluie. Je n’ai plus ni papier à lettre ni enveloppe.»

23 octobre «J’ai reçu aujourd’hui un colis (sucre, chocolat, chaussettes et gants). Je suis au repos depuis hier pour deux jours encore après 4 jours aux avant-postes. Il y a eu aujourd’hui une cérémonie religieuse pour les morts du bataillon. On mange bien mais pas en première ligne. Et il ne faut pas faire de bruit sinon les obus tombent : on est à 100 m de l’ennemi !»

25 octobre «Je suis toujours en bonne santé, j’ai reçu un colis. Envoyez-moi pipe et tabac, saucisson et chocolat»

1 nov. «Je suis toujours en bonne santé malgré de vives attaques de l’ennemi.»

2 nov. Longue lettre où il raconte une attaque à la baïonnette et donne des nouvelles des pays (le Blachet n’est pas revenu). Marius Coutas a appris par Daria Lacroix qu’il n’y a aucune nouvelle d’Emile, il suppose qu’il est peut-être prisonnier ou pire.

24 nov. Longue lettre où Marius Coutas se plaint du froid. Il dû passer cinq jours et cinq nuits sans bouger dans une tranchée. Tout est détruit alentours. « Il est temps que cela se termine »

25 nov. Encore une longue lettre, Marius y décrit les ravages de la guerre en Belgique Il n’a pas eu de lettre depuis 10 jours. Il demande que l’on prie pour lui

27 nov. « Je suis en bonne santé malgré le froid. Non, je n’ai aucune nouvelle d’Emile, ni du Blachet.»

1 déc. Un petit mot envoyé par un camarade du même village annonce à Daria Lacroix que son mari est blessé grièvement.

23 déc. Longue lettre du même qui raconte la mort de Marius Coutas, le beau-frère d’Emile Lacroix, tué d’une balle en pleine tête à Ypres, en Belgique.

À cet ensemble de lettres s’ajoute l’historique officiel du 24è bataillon de chasseurs alpins, où Émile Lacroix est cité page 8 parmi les morts du bataillon. C’est le récit de toute la guerre et on peut y lire à la page 29 et suivante les circonstances du combat où « deux compagnies ont arrêté net l’offensive ennemie en perdant les quatre-cinquièmes de leur effectif. » Seuls les officiers seront cités à l’ordre de l’armée.

Léon Emile Lacroix est déclaré mort le 14 mars 1918 par le tribunal de Privas. Ce document officiel en fait foi.

Son nom est sur le monument aux morts de la ville de Privas, au milieu d’une centaine d’autres privadois morts pour la France. Lacroix Paul, puisque c’était son premier prénom

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